
15 ans après sa sortie, Incendies de Denis Villeneuve reprend le chemin des salles pour une série de projections spéciales à travers la province. Confidences d’un cinéaste dont le destin a basculé avec ce film pivot.
Qu’est-ce que le film disait ou racontait à l’époque et qui reste pertinent quinze ans plus tard ?
Je dirais que ce sont les idées de [l’auteur de la pièce] Wajdi Mouawad: l’exploration d’une possible solution pour se sortir d’un cycle de violence, d’un rapport à la colère transmis de génération en génération. Comment arrive-t-on à s’en libérer ? Cette question est extrêmement forte et m’a profondément marqué à ce moment précis dans ma vie.
Incendies a évidemment eu une influence déterminante sur la suite de votre parcours. En quoi a-t-il façonné votre approche ou votre manière de concevoir le cinéma ?
C’était la première fois que j’avais le sentiment profond que je faisais un film en totale autonomie. J’ai étudié en cinéma, je suis cinéphile, je dévorais des films à longueur de journée. Mes premiers films étaient influencés par d’autres, j’essayais de trouver mon identité, et j’étais toujours en train d’entendre les voix des films que j’avais vu dans le passé. Avec Incendies, j’avais l’impression pour la première fois que j’avais réussi à privilégier le silence : j’étais seul derrière la caméra et les images qu’on captait avec André Turpin étaient les miennes. Pour le meilleur et pour le pire. C’est en ça que le film est le plus spécial pour moi.
Est-ce qu’il y avait tout de même certaines influences visuelles pour réfléchir le langage d’Incendies ?
Apocalypse Now est un de mes films préférés et il y a un clin d'œil à ce long métrage dans Incendies. Mais j’essayais d’aller vers un naturalisme. Je me suis surtout inspiré du photojournalisme, comme le travail de James Nachtwey ou des photographes de guerre.
Le film a été vu un peu partout à l’international. Quel regard posé sur Incendies vous a le plus surpris ou étonné ?
J’ai été touché et impressionné de voir à quel point le texte de Wajdi avait une portée partout dans le monde. Peu importe la culture, le propos de Wajdi demeurait universel. Que ce soit au Japon, en Corée ou au Brésil, le film résonnait avec la même force.
Par rapport aux thèmes qui caractérisent vos films (l’identité, la mémoire, le rapport à la violence), quelle place occupe Incendies dans cette continuité thématique ?
C’est un moteur. C’est-à-dire qu’il est arrivé à un moment précis dans ma carrière où j’avais décidé d’arrêter de faire du cinéma. Je sentais que j’étais beaucoup dans la forme, la fabrication, l’expression, et moins dans la communication et la maîtrise d’un propos. J’attendais d’avoir une matière première forte. Tout comme Polytechnique, Incendies m’a ramené au cinéma. Ce sont des films jumeaux. Ils parlent d’une colère. Et avec Incendies, c’était la première fois que j’étais en relation avec quelque chose d’une aussi grande profondeur.
C’est aussi votre dernier film «québécois».
À l’époque, juste avant que le film sorte, j’étais déstabilisé parce que je sentais que j’avais, en-dedans de moi, une énorme insatisfaction. Je sentais que je n’avais pas eu assez de moyens pour faire le film que je voulais faire. C’est un long métrage qui a été réalisé avec la peau des fesses. On a fait un film de guerre, à l’international, avec quelques millions de dollars. C’est un miracle de direction artistique d’André-Line Beauparlant, de génie de Luc Déry et Kim McCraw [les producteurs] et de générosité de la Jordanie qui nous a permis de concrétiser des choses qui n’auraient pas été possibles ailleurs dans le monde, comme de nous donner accès à du matériel militaire. Je pense que cette pression a fait qu’il y a une épure dans Incendies. Ça a nourri la précision du film.
Avec le recul, que feriez-vous différemment aujourd’hui ?
Je suis un fervent partisan de dire que lorsque les films sont terminés, ils deviennent comme Frankenstein : ils ne sont pas parfaits, mais quand leur cœur se met à battre et qu’ils se mettent à marcher, il faut les laisser vivre. Je n’irai pas revisiter un de mes films. [...] Et aujourd’hui, je pense que non, je ne changerais absolument rien.
Quelle a été votre réaction en apprenant qu’Incendies avait obtenu la cote (2) – Remarquable ?
Quand j’étais enfant, j’allais consulter le télé-presse et je regardais les films cotés. Ça fait partie de ma culture. Encore aujourd’hui, c’est une référence pour moi. Qu’est-ce que Mediafilm a pensé ? Je revenais de Venise où on avait eu une «standing ovation», et de Telluride, où Sony Pictures Classics a sauté sur le film. Après, il y a eu le Toronto International Film Festival. Je me souviens du matin où Martin Bilodeau m’a dit : “on t’a mis un (2)’’. Je suis retourné à ma chambre d’hôtel et je pense que j’ai pleuré. J’ai senti que le film était plus grand que moi. Et je ne pensais pas qu’un jour ça m’arriverait.
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