
Dans Les barbares, son huitième long métrage, Julie Delpy brosse le «tableau pétillant» d’une communauté bretonne confrontée à l’arrivée d’une famille de réfugiés syriens. Entrevue.
Pourquoi vous êtes-vous tournée vers la comédie pour aborder le vivre-ensemble ?
Même si l’idée du film est partie d’une tragédie, qui est la crise des migrants en Europe, j’avais envie d’en faire une satire parce qu’il y a quelque chose d’absurde et de ridicule dans le racisme, la haine et le manque d’empathie. Pour moi, ça ne peut se raconter que dans l’humour, sinon c’est insupportable. On a fait de très, très beaux films sur le manque d’empathie et la cruauté. Moi, j’avais envie d’en faire quelque chose de drôle pour désamorcer la gravité du sujet.
Pour ce film-ci, vous avez affirmé avoir travaillé avec très peu de références. Qu’est-ce qui a inspiré vos choix visuels ?
Je voulais une certaine simplicité. Je souhaitais réaliser un film humble. Je ne veux pas que le film soit à propos de moi en tant que réalisatrice. Je veux qu’il soit à propos des personnes que je filme et des humains dont je raconte l’histoire. Ce style visuel dépouillé était important pour laisser place à l’histoire. Ce n’est pas un «vanity project». C’est l’inverse. C’est un film sur l’antithèse de l’égo : donner, aider les autres.
Vous faites tout de même intervenir le cinéma dans votre mise en scène avec cette équipe documentaire qui vient filmer l’intégration de la famille Fayad à Paimpont. Pourquoi avoir voulu montrer le médium ?
Les citoyens de Paimpont sont filmés. Au début, ils sont dans la représentation. Et ça accentue l’idée d’une empathie à deux vitesses. Le village accepte d'accueillir des réfugiés ukrainiens, puis finalement ce sont des Syriens qui débarquent. Et on montre que le village a plus d’empathie pour les Ukrainiens que pour les Syriens. Mais attention, je dis que c’est très bien d’avoir de l’empathie pour les Ukrainiens. Ils souffrent beaucoup. Lorsqu’on était en train d’écrire, il n’y avait pas encore la guerre en Ukraine. Au moment où le conflit a éclaté, on s’est rendu compte que tout le monde ouvrait ses portes aux Ukrainiens, alors qu’on voyait des Syriens qui finissaient sous les autoroutes dans des tentes de plastique. C’est choquant. À mes yeux, un être humain est un être humain. Une vie syrienne vaut une vie ukrainienne. Et pour beaucoup de gens, il y a une différence.
Et est-ce que même Joëlle ne serait pas dans une forme de représentation ? Lorsqu’elle est au supermarché avec l’équipe de documentaristes, elle insiste pour que la petite altercation entre Marwan et le propriétaire du magasin soit filmée.
Elle veut montrer la réalité des choses. Elle est engagée. Le village, lui, veut bien paraître. Mais Joëlle s’en fout. C’est quelqu’un qui n’aime pas les non-dits. Elle veut que les choses soient dites. J’ai peut-être ça en commun avec elle.
À ce propos, aurait-on raison d’établir un autre parallèle, celui de la bienveillance, entre le personnage de Joëlle, que vous interprétez, et votre rôle de réalisatrice ?
Je ne suis pas quelqu’un qui pose de grandes actions humanitaires. Ma mère l’actrice [Marie Pillet] était comme ça. Elle militait beaucoup pour les droits des femmes et des homosexuels. Elle a été très active à l’époque du sida. Je ne suis pas comme ça. Je ne suis pas quelqu’un de très fort. Quand on a visité le camp de réfugiés de Zaatari, j’étais brisée. Je préfère aider les gens dans l’ombre. En fait, faire des films est la seule voix que j’ai.
Le personnage d’Alma demande à son frère s’il faut montrer la souffrance pour créer de l’empathie. Est-ce une question que vous vous posez ?
Nous vivons dans un monde d’images et d'informations. Ça va tellement vite. On voit dix enfants mourir, le jour d’après on en voit dix autres, et après on ne sait plus quoi ressentir à part une sorte de fouilli d’horreur. [...] On est tellement exposés à l’horreur qu’au bout d’un moment on n’arrive plus à critiquer celle d’hier, car il y en a une nouvelle aujourd’hui. C’est un peu ce que fait Trump en politique. Il attaque tout le temps et on n’a jamais le temps de se remettre de l’attaque précédente.
D’ailleurs, dans la scène où Alma choisit de présenter les images de la mort de son mari aux citoyens de Paimpont, vous avez décidé de ne pas montrer cette horreur.
Je pense qu’on l’a trop vu et qu’on est désensibilisé. Donc de la voir à travers le visage des gens - ceux qui ont souffert et ceux qui découvrent la souffrance -, ça a, pour moi, plus de poids, d’une certaine manière, que de montrer ces images. Il fallait aussi être un peu pudique, car il y un côté un peu voyeuriste dans l’idée de vouloir regarder la souffrance des autres.