
Après avoir ouvert la 63e Semaine de la Critique, au dernier Festival de Cannes, Les fantômes, premier long métrage de Jonathan Millet, débarque sur nos écrans.
Vous êtes issu du monde du documentaire. Comment s’est présenté ce premier long métrage de fiction ?
Je cherchais à faire un film sur le trauma. C’est invisible. Avec les outils du cinéma, on pouvait essayer de raconter comment le corps a gardé des souvenirs d’événements traumatiques qui ont mené à quitter un pays ou qui se sont passés sur la route migratoire. J’ai longtemps travaillé sur la question du trauma avec des réfugiés de guerre. Des Syriens en particulier. Ils m’ont parlé de cette histoire incroyable d’un groupe secret et de criminels de guerre. Ça devenait le bon véhicule : un film d’espionnage sensoriel que je pouvais mettre en parallèle avec mon travail sur l’exil, la reconstruction et le trauma.
Pourquoi avoir opté pour l’angle du thriller ?
En tant que spectateur, j’aime aller voir un film qui m’emporte. Mes grandes références sont des films de solitude où on ne peut jamais rien révéler à personne, et des films d'obsession. J’ai voulu y insuffler une intimité. Je voulais faire un film sur un homme qui en cherche un autre. Que ce soit la ligne du film et qu’on n’en dévie pas. Puis, la dimension sensorielle me paraissait tellement forte, avec l’idée qu’on se souvient de l’odeur, de la voix, de la façon de marcher [de quelqu’un].
Une manière que vous avez trouvé pour matérialiser cette organisation secrète est d’intégrer les codes du jeu vidéo au film.
Là encore, mon plus grand coscénariste fut la réalité. Les jeux vidéo, c’est ce qu’utilisent ces groupuscules. C’est le seul endroit sur Internet où on peut parler d’une mosquée et d’une bombe sans être pris par un algorithme. Après, pour le film, on a créé ce jeu vidéo à partir d’images d’Alep. C’était une manière pour moi d’éviter l’emploi de flashbacks tout en faisant vivre au spectateur la violence de la guerre, les images mentales d’Hamid et son rapport à la destruction.
Hamid est un personnage pris par la grande route de l’Histoire. Il se retrouve devant une lourde décision à prendre.
Derrière cette dimension d’espionnage, il y a l’histoire de quelqu’un qui a tout perdu et qui va devoir apprendre à revivre. Dans la première scène, on montre qu’il est entre les vivants et les morts. Il est devenu un fantôme. Par sa quête, en se rapprochant de celui qui symbolise le Mal, il est contraint de faire des choix qui le mènent vers l’obsession ou, au contraire, vont lui permettre de retrouver son identité en acceptant d’être confronté à ses deuils et à ses traumatismes.
On sent que le spectateur n’est jamais en avance sur Hamid. Il se pose les mêmes questions que lui.
Tout mon film veut plonger le spectateur dans la tête d’Hamid afin qu’on partage ses doutes, ses questions, mais aussi sa perception du monde. [...] Je crois au fait que le spectateur peut être actif, qu’on peut lui offrir de l’espace pour participer, se poser des questions ou encore émettre un jugement sur ce qui se joue. Ce qui régissait la mise en scène et la place de la caméra était une volonté de proposer le plus d’espace au spectateur pour qu’il puisse lui-même créer ses images mentales, sa propre histoire.
L’une des scènes clés du film est la confrontation entre Hamid et le personnage d’Harfaz, qui survient dans un restaurant. La séquence se déroule sans aucune musique et vous réussissez à maintenir la tension.
J’ai énormément travaillé sur le son. Dès que l’on touche au trauma, c’est souvent les éléments sonores qui nous permettent de nous y plonger. Aussi, je trouve que l’image est trop souvent démonstrative alors que le son permet de ressentir, de vivre viscéralement les choses. [...] La musique fonctionne seulement s’il y a des moments où elle s’arrête. Cette scène de face-à-face m’intéressait, si on y enlevait tous les artifices. [...] La scène dure douze minutes et Hamid passe par toutes les émotions. La mise en scène est très simple. À ce moment, on n’a pas besoin de rajouter d’éléments pour le spectateur. S’il a vécu le film de bout en bout, il est dedans et vit la scène avec le personnage.
Pourquoi accorder toute cette place au spectateur dans votre démarche ?
Je ne crois pas à un cinéma didactique. J’ai l’impression que le cinéma nous permet d’accéder à un invisible. À partir de là, le cinéma ne doit être qu’un moyen. [..] Les images peuvent être puissantes, mais jamais autant que lorsqu’elles résonnent avec notre vécu, notre inconscient ou quelque chose qui nous est propre. Le cinéma me paraît plus puissant lorsqu’il dialogue avec chaque spectateur plutôt que lorsqu’il assène des choses et est fermé sur lui-même. David Lynch me paraît être l’un de ces cinéastes qui croit énormément au spectateur. Sans tout lui montrer, il lui fait découvrir des mondes extraordinairement riches et puissants.
Crédit photo : Marie Rouge / Unifrance